jeudi 20 décembre 2007

Témoignage d'une endocrinologue algérienne

Fadela Chitour-Boumendjel:

Ma contribution s’inscrit dans le cadre très spécialisé et complexe des ambiguïtés sexuelles et s’articule autour de faits cliniques particuliers tirés de mon expérience d’endocrinologue.
Toute anomalie congénitale de la différenciation sexuelle, en compromettant des fonctions aussi sensibles que la sexualité et la reproduction, entraîne un handicap tout à fait singulier. Et, comme le sexe représente à l’évidence un déterminant essentiel de l’identité, il m’a paru intéressant de sélectionner quelques cas d’états intersexuels, afin d’analyser l’impact que peut avoir le sexe, lorsqu’il est indéterminé, sur la construction identitaire.
J’ai voulu en outre m’appuyer sur une constatation surprenante, propre à notre contexte socioculturel : c’est à un âge incroyablement tardif que l’ambiguïté est trop souvent reconnue ; non pas comme habituellement dès la naissance, mais chez des adultes, des adultes parfois plus jeunes du tout ! Cette remarque insolite a le mérite de susciter une réflexion originale car ces adultes élevés par erreur dans un sexe pendant une période plus ou moins longue de leur vie, sont amenés au moment de la révélation de leur état intersexuel, à « choisir » l’un ou l’autre sexe. On pourrait s’attendre en toute logique qu’ils décident toujours de demeurer dans le sexe dans lequel ils se sont identifiés depuis leur naissance, c’est à dire le sexe de leur éducation. Eh! bien non. Parfois l’intéressé opte pour le changement de son identité sexuelle avec toutes les implications qu’entraîne cette métamorphose.

Comment ce bouleversement est-il vécu ? Quelles en sont les motivations profondes ? Dans quelles conditions se fait-il ? Autant d’interrogations et de réponses passionnantes, méditées et toujours dérangeantes, contenues notamment dans les expertises psychologiques.
L’éclairage sur de telles observations cliniques, révèle d’abord que ces parcours individuels sont de véritables drames. Il met aussi et surtout à nu une réalité sociale dont la violence conditionne le choix identitaire et frappe de plein fouet les personnes victimes d’ambiguïté sexuelle.
Avant d’illustrer par une série de récits de vie, je voudrais, pour la compréhension du lecteur, indiquer que la différenciation sexuelle normale s’effectue en plusieurs étapes, depuis la fécondation et la vie intra utérine jusqu’à la puberté. La différenciation sexuelle normale est le résultat d’une séquence harmonieuse de facteurs ordonnés et interdépendants (génétiques, anatomiques, hormonaux, psychosociaux).
Qu’il survienne une faille dans cette séquence harmonieuse et se trouve réalisée une ambiguïté sexuelle. Par définition, l’ambiguïté sexuelle constitue un état dans lequel l’aspect de l’appareil génital est équivoque avec intrication des caractères anatomiques appartenant aux deux sexes.
Actuellement, dans la pratique médicale courante, les ambiguïtés sont majoritairement reconnues à la période néonatale, et heureusement car c’est l’éventualité la plus favorable. En effet, un diagnostic précis est urgent pour des considérations psychologiques et juridiques ; l’attribution du sexe définitif, la plus précoce possible, étant souhaitable. Néanmoins, il n’est malheureusement pas rare que les individus qui ont une ambiguïté sexuelle accèdent aux services spécialisés bien après la puberté, victimes d’une erreur d’état-civil.


Le premier type d’ambiguïté sexuelle est l’hermaphrodisme vrai.

Eventualité rare mais où l’on observe toujours une stérilité définitive. L’âge auquel a été reconnue l’anomalie pour nos trois cas cliniques a été de 23, 20 et 29 ans respectivement. Tous les trois avaient du tissu testiculaire et du tissu ovarien ainsi qu’un utérus : les organes génitaux externes étaient ambigus. Le sexe légal déclaré à l’état-civil a été le sexe masculin dans nos trois cas. Ils furent tous élevés comme des garçons.
À la puberté, tous trois virent apparaître des seins et eurent des règles. Deux d’entre eux avaient une morphologie générale plutôt féminine alors que pour le troisième, la morphologie était plutôt masculine. Ces trois hermaphrodites ayant choisi de conserver leur sexe psychosocial masculin, le traitement s’est orienté vers la masculinisation.
Remarquons qu’ils avaient tous les trois des seins de femmes adulte, deux d’entre eux urinaient en position assise et avaient eu depuis l’âge de 15 ans des hémorragies une fois par mois. Et pourtant ils ne firent jamais aucun lien entre les différents caractères sexuels typiquement féminins ; leurs règles, notamment ne provoquaient aucune inquiétude particulière « Ce sang, dit Saïd, teintait les urines et c’était une fois de temps en temps. » Donc la rythmicité mensuelle n’avait même pas été remarquée ! Par contre, l’existence de seins était source d’angoisse, mais les seins pour eux-mêmes, isolés des autres anomalies.
La représentation dissociée de leurs caractères sexuels féminins explique sans doute que les trois hermaphrodites n’aient jamais eu le moindre doute sur leur identité… masculine bien sûr.
S’agit-il de la méconnaissance de la physiologie féminine ? Ou de la négation à vertu protectrice, des attributs du sexe féminin ? Plus qu’un déni, ce fut un rejet catégorique qui conduisit avec soulagement à l’ablation des seins. Deux des trois sont maintenant mariés, déclarent avoir des rapports sexuels satisfaisants…pour eux au moins.
Ils ont aujourd’hui respectivement 35 et 39 ans et n’ont pas d’enfant bien sûr. Le couple, préoccupé par l’infertilité, a subi toutes sortes d’explorations et de traitements inutiles. Saïd encourageant même son épouse à se soumettre à ce programme superflu. Cela signifie que, malgré toute l’information reçue il y a plus de dix ans par Saïd sur sa stérilité probable, celle-ci, comme sa responsabilité dans l’infertilité du couple n’est pas acceptée. Voilà me semble-t-il l’un des aspects les plus fascinants de ces observations sur l’hermaphrodisme vrai où l’orientation masculine, grâce au traitement, a été un succès. Tout se passe en effet, comme si la partie féminine pourtant présente pendant 20 ans ou plus, avait été littéralement évacuée et qu’il ne reste plus la moindre trace.
Pour preuve, le fait que ces hermaphrodites, même s’ils ont toutes les raisons intériorisées et refoulées de soupçonner leur responsabilité dans l’infertilité du couple, se comportent dans cette situation conformément aux hommes sans ambiguïté sexuelle.
Attitude familière dans notre contexte et qui renvoie à nos réalités sociologiques où les hommes sont généralement dispensés de rendre des comptes à leur épouse pour ce qui de leurs performances sexuelles comme de leurs chances de fertilité. Finalement donc, l’identification au sexe masculin est totale alors que l’hermaphrodisme vrai représente la forme la plus achevée d’ambiguïté sexuelle. Etienne Balibar affirme à juste titre, je cite « En réalité, il n’y a pas d’identité mais seulement des identifications… ou si l’on veut les identités ne sont que l’idéal visé par des processus d’identification… »
À une nuance près pour Saïd, au bout de cinq ans de mariage, il paraît maintenant résolu à suivre mon conseil répété d’adoption. À condition m’a-t-il dit récemment qu’il adopte … une petite fille. Ce désir a tout l’air d’un clin d’œil insolite et touchant à la psychanalyse et une revendication inconsciente de sa part de féminité.


Le deuxième type d’ambiguïté sexuelle est le pseudo hermaphrodisme féminin.

Ici la glande génitale est un ovaire exclusivement. Cela contraste avec une masculinisation plus ou moins prononcée des organes génitaux externes (OGE). Ce type d’ambiguïté sexuelle est le plus fréquent, bien plus en tout cas que l’hermaphrodisme vrai. On décrit aussi des formes familiales et, fait important, c’est le seul type d’ambiguïté sexuelle où les individus atteints peuvent devenir des femmes fertiles. J’ai choisi d’illustrer le pseudo hermaphrodisme féminin par l’observation clinique d’un enfant de trois ans dont le sexe génétique étant féminin, qui avait un ovaire, un utérus et l’ensemble des organes génitaux internes féminins. L’aspect ambigu des organes génitaux externes a conduit à une erreur d’état-civil, le sexe légal déclaré masculin. Samir fut élevé comme un garçon et tracé dans le sens de la masculinisation, ce qui aboutit à la castration (ablation des organes génitaux féminins internes normaux) puis à la réfection des organes génitaux externes ambigus (enfouissement du clitoris) enfin à la pose de prothèses testiculaires.
Ce choix contre nature impose un traitement hormonal par la testostérone pendant toute la vie ; il rend problématique la vie sexuelle, condamne à la stérilité définitive un individu ambigu qui aurait pu avoir des enfants s’il avait conservé ses organes génitaux féminins internes.
Le cas de cette petite fille victime d’une erreur dans la déclaration du sexe à la naissance est accablant autant pour la mère que pour nous, médecins. En effet, la correction du sexe aurait pu et aurait dû être faite puisque les pédopsychiatres s’accordent à recommander de procéder à des rectifications avant l’âge de 2 à 3 ans. Le sexe définitif est alors choisi selon les possibilités que la morphologie offre à la clinique réparatrice et, à cet égard, il est souvent plus facile de parfaire une fille qu’un garçon. Pour l’enfant appelé Samir, toutes les conditions étaient remplies : l’âge, la conformation des OGE, les possibilités chirurgicales ; tout donc destinait l’enfant à un changement de sexe légal. Malheureusement, l’obstination de la mère fut inébranlable. Elle savait que sans aucun risque pour son enfant, il était encore temps d’en faire une fille qui, plus tard, aurait une vie sexuelle normale et serait une femme fertile. Elle savait que si Samir était opéré, il subirait un nombre incalculable d’interventions chirurgicales, avec des risques et des résultats incertains sur sa vie sexuelle future. Elle savait enfin que Samir, transformé en garçon, était voué à la stérilité définitive. Mère coupable ou mère victime d’un statut juridique et social, qui expliquait sans la justifier sa décision. Femme malmenée, battue, répudiée, élevant seule cinq enfants, elle n’imaginait pas avoir une fille de plus. Alors qu’avec Samir, quel qu’il puisse être, elle pensait mieux assurer la situation de femme divorcée. Il était en outre impensable de faire accepter par son entourage le changement d’état-civil dans le sens garçon-fille.
Le souvenir que je garde de la suite est une blessure car Samir fut opéré et réopéré, l’utérus et les ovaires normaux enlevés, on tenta de donner un aspect masculin aux organes génitaux externes ambigus ; on alla jusqu’à la pose de deux prothèses en guise de testicules. J’avoue que l’évocation du cas de Samir tourmente ma conscience. Notre complaisance à l’égard de la mère qui nous imposait la solution en qualité de tuteur légal a été une faute au regard de l’éthique médicale et du respect des droits de cet enfant, dont l’identité sexuelle a été manipulée avec légèreté par une mère prisonnière de pesanteurs sociologiques aliénantes.


Le troisième type d’ambiguïté sexuelle est le pseudo hermaphrodisme masculin

Le troisième type d’ambiguïté sexuelle est le pseudo hermaphrodisme masculin où le sexe génétique comme le sexe gonadique sont masculins, la glande génitale étant exclusivement xxx testicule.
Cela contraste avec une absence de virilisation des organes génitaux externes. Relativement fréquent, ce type d’ambiguïté sexuelle comporte aussi des formes familiales et aboutit à une stérilité définitive.
Le pseudo hermaphrodisme masculin sera illustré par 7 observations cliniques dont trois familiales (il s’agit de trois sœurs). Ici aussi, l’âge de découverte est très avancé (entre 15 et 26 ans) ; l’ensemble des ces individus ont un sexe génétique masculin, des testicules mais un aspect ambigus des organes génitaux externes qui explique l’erreur d’état-civil, la déclaration d’un sexe légal féminin et l’éducation en tant que fille. Le développement au moment de la puberté d’une pilosité et d’une morphologie générale masculine a motivé la consultation dans le souci d’une prise en charge. Le traitement, lui, a tenu compte des possibilités anatomiques ainsi que du désir individuel de ces adultes ambigus.
Cinq sur six ont voulu demeurer dans leur sexe légal féminin, alors que le sixième pourtant âgé de 19 ans, a voulu être « masculinisé », a pu devenir un homme, a changé de prénom, s’est marié, a une vie sexuelle normale et sera stérile.
En plus de l’âge très avancé au moment du diagnostic, le motif de consultation mérite l’attention :
– 4 fois, c’était l’absence de règles
– 1 fois, c’est la répudiation d’une petite de 15 ans du fait que les rapports sexuels étaient impossibles après 20 jours de mariage, et pour cause !

On apprend aussi que l’absence de règles n’a pas été révélée ni à la mère ni même aux sœurs qui pourtant souffrent de la même anomalie. Khadra va jusqu’à mentir aux autres jeunes filles quand elles parlent en groupe de leurs règles. Elle acceptait d’être hospitalisée dans le service, à condition que ce ne soit jamais en même temps que ses deux sœurs. Quelle surprise que cette découverte : ces jeunes personnes vivaient leur handicap dans la honte, la clandestinité, la solitude. Ainsi donc, il a fallu l’irruption d’un événement extérieur ou le regard des autres, la pression sociale pour les contraindre à consulter, mais pas une motivation venue de l’intérieur. Quant à la souffrance face aux perturbations vécues dans leur corps et l’altération d’une féminité assignée par l’état-civil et l’éducation, elles les refoulent sans partage, en silence.
Elles se déterminent donc par rapport aux rôles sociaux dévolus à la femme, les règles, stigmatisant le mariage et la maternité ayant donc valeur de symbole. Aucune des cinq ne s’est exprimée sur ses désirs, n’a évoqué la vie sexuelle, ni même une quelconque aspiration amoureuse. Elles ont une identité en tant qu’être social non pas en tant qu’individu.
En réalité, elles n’ont pas voulu changer de sexe de crainte des réactions de l’entourage, par peur de ne pouvoir modifier leurs activités jusque-là confondues à celles de la communauté féminine, et de ne pouvoir assumer une liberté pourtant entrevue et quelque peu convoitée. Finalement le maintien dans le sexe féminin n’a pas été le résultat d’une véritable option. Ne pouvant accéder aux conditions d’un libre choix, elles se sont résignées à garder une identité de femme, une identité … par défaut en quelque sorte.
L’appréciation que je viens de me permettre semble confortée par l’histoire saisissante d’Amina qui avait le même type d’ambiguïté sexuelle que les cinq précédentes. Seulement Amina a pu, à près de vingt ans se transformer légalement en …Amine.
Il s’agit d’une situation exceptionnelle rendue possible parce que Amine a tout quitté, son village d’origine, sa famille, pour vivre à Alger dans l’anonymat. De plus Amine a été accompagné et soutenu dans toutes les étapes de la métamorphose de son identité sexuelle ; il est passé à l’hôpital dans le même service d’endocrinologie du secteur « femme » au secteur « homme » avec l’aide du personnel médical, paramédical et surtout des autres patients qui l’ont admis et intégré dans la communauté masculine, avec autant d’efficacité que de chaleur. Amine a été ensuite recruté comme agent paramédical et hébergé à l’hôpital dans un premier temps. Il était sur place pour le traitement chirurgical qui a comporté plusieurs interventions difficiles. Il a été assisté pour la procédure juridique et aidé encore lorsque le tout fraîchement identifié Amine a reçu un ordre d’appel pour le service national, juste retour des choses en somme ! avec obligation pour nous d’obtenir une dispense du service militaire et sa réforme.
Finalement dans ce cas, le libre choix a pu s’exercer grâce à une conjoncture particulièrement favorable. Une telle situation de huis clos hospitalier est un peu artificielle. Amine a assumé courageusement son identité masculine, loin de son milieu d’origine, donc au prix de l’exclusion du groupe socio-familial. Il a ainsi librement disposé de son identité sexuelle dans une démarche de rupture avec un groupe social qui a accepté la dissolution dans la nature d’Amina, sans pour autant avoir été capable d’intégrer Amine.
La dernière observation, celle de L.F mérite d’être un peu plus détaillée que les précédentes pour d’innombrables raisons, dont son originalité. En effet, cette histoire hors du commun qui n’a jamais encore été publiée - pas même dans une revue médicale spécialisée - est une « première ».
La découverte de l’ambiguïté sexuelle a lieu une fois de plus très tardivement, à l’âge de 26 ans, dans des circonstances exceptionnelles, à l’occasion d’un contrôle médical de routine, au cours d’une compétition mondiale. L.F avait été depuis plusieurs années déjà, consacrée « championne » toutes catégories, avait reçu une médaille d’or, une d’argent et une de bronze. Le coup d’arrêt de sa participation à des compétitions sportives internationales dans la catégorie femmes est donné avec la preuve génétique de son sexe masculin.
Le niveau de ses performances dans les courses athlétiques féminines était donc directement lié au taux des hormones sexuelles qui circulaient dans ses veines, au taux plus précisément de la testostérone. Situation en tout point assimilable à un dopage à la grande différence qu’ici, la substance à incriminer, au lieu d’être exogène était une hormone produite dans l’organisme de L.F, donc endogène. Dopage d’accord, mais combien insolite !
De retour au pays munie du rapport confidentiel dont nous étions destinataires, L.F ne cesse de fuir, échappant de longues années aux sollicitations de ses médecins : elle n’accepte aucune exploration, aucun traitement de crainte que son secret ne puisse être gardé au sein des structures hospitalières. Sans doute avec raison, puisque à cette époque, L.F était auréolée de titres prestigieux, personnage public hissé au rang de gloire nationale.
J’imagine que si L.F ne s’était pas volontairement soustraite aux soins médicaux, nous l’aurions incité sans hésitation à demeurer dans le sexe féminin, parce que l’orientation féminine aurait autorisé des actes chirurgicaux plus faciles et aurait également conforté sa position sociale. Il ne faut en effet pas oublier qu’elle avait gagné ce statut enviable grâce à son titre de championne, même si c’était par méprise, le sexe féminin « en tant que tel » avait été le moyen de sa reconnaissance sociale et l’instrument de sa célébrité. Alors autant rester … femme. D’ailleurs tel était aussi l’avis du chef de service hospitalier parisien où nous avions fini par envoyer L.F, tellement préoccupée, rappelons-le, du respect de la confidentialité. Voilà ses propres termes « Je pense que l’attitude la plus logique est de laisser LF dans le sexe féminin ».
« Logique » bien sûr, si on se réfère aux recommandations des spécialistes qui font le consensus en la matière. « Logique » encore d’avantage, puisque l’âge de L.F au moment de la mise en pratique du programme thérapeutique, interdit – a priori – un autre choix que celui de l’identité officielle, nationale… le sexe féminin.
Et pourtant, « contre toute logique », L.F nous informe à cinquante ans qu’elle désire changer de sexe, consciente que sa décision relève du « défi », c’est là son propre terme que je tiens à rapporter exactement tant il est approprié. Ce choix imprévisible de vivre en tant qu’homme, corrigeant ainsi l’erreur d’état-civil dont elle avait été victime un demi-siècle après sa naissance, est bien en effet un défi. Défi aussi, puisque cette décision allait à l’encontre des avis unanimes des spécialistes.
Néanmoins, impressionnés par sa décision et confortés par les résultats de l’expertise psychologique et des tests de personnalité, tous en faveur de sa « forte identification masculine », nous nous sommes résolus à accompagner les différentes étapes de cette stupéfiante aventure. Car je vous laisse imaginer les implications de son choix dans le contexte de notre société. Entre autres, la laborieuse procédure juridique au cours de laquelle son dossier passait de mains en mains avec l’évidence de voir l’information se diffuser ; de même que la confidentialité autour d’interventions chirurgicales non dénuées de risques qui fut plus que relative. Sans compter la cascade de conséquences sur ses conditions de vie – une géographie et un logement nouveaux, activité professionnelle totalement différente – un traitement à suivre en permanence.
Je voudrais enfin attirer l’attention sur le prénom qu’elle s’est donné « Yahia » c’est à dire « Vive », prénom combien lourd de sens : réminiscence des vivats du public dans les stades, à sa descente du podium, médaille d’or au cou, un lointain jour de gloire. Yahia, c’est-à-dire la vie ; ce prénom signifie donc que la réappropriation de son identité masculine marque une naissance. Ce prénom signifie aussi la mort de son vécu en tant que femme, le déni, et peut être même plus, le reniement de son identité féminine antérieure.
N’est-on pas en droit de s’interroger sur les raisons profondes d’un rejet identitaire aussi tardif ? Il ne faut pas oublier qu’entre 1980 et 2003 la championne admirée était tombée dans l’anonymat et l’oubli, alors que son corps se transforme inexorablement à cause de l’arrêt brutal du sport, et l’absence de traitement hormonal. Les longs cheveux, les épilations soigneuses masquent de plus en plus mal la carrure, la musculature à l’évidence masculine, si bien que, dans la rue, elle ne croise plus des regards admiratifs pour ses succès passés, mais elle subit dérision, surprise et mépris (en arabe la hogra). Elle n’était identifiée en 1980 que comme athlète – 20 ans après, il ne reste que cette femme-homme accablée jour après jour par une violence verbale et gestuelle sur un mode parfois obscène. Sa souffrance est inimaginable, à partager même pas avec ses proches à qui elle donne le change en jouant le rôle de chef de famille.
L.F a-t-elle véritablement choisi l’identité sexuelle masculine en toute liberté ? Ou bien alors n’est-ce pas la société qui, dans sa violence et sa cruauté, lui a imposé ce saut dans l’inconnu si tard dans sa vie ?
Tout s’est passé comme si L.F n’avait d’autre issue que de renoncer à la condition féminine, d’une « femme » de plus en plus exclue, de plus en plus rejetée. Ce choix en apparence libre n’est-il pas plutôt le résultat d’une imposition (injonction) sociale ? une société dont la représentation du sexe féminin est dévalorisée ; où les femmes n’ont pas acquis le statut de sujet de droit et n’ont donc pas en réalité accès à la citoyenneté.
Ainsi, les ambiguïtés sexuelles représentent une illustration intéressante de la question de l’identité et de la citoyenneté déclinées au féminin.
Elles tiennent lieu de miroir grossissant vis-à-vis des réalités socioculturelles et individuelles de notre pays. En les amplifiant jusqu’à la caricature, elles autorisent des affirmations en apparences réductrices :

– Être de sexe masculin ou ne pas être !
Ce qui vient à reconnaître que l’identité féminine ne se vit pas en tant que telle mais … par défaut. Dans de telles conditions, le déni identitaire et la négation de la citoyenneté vont de pair.
Je voudrais en guise de conclusion citer le philosophe Etienne Balibar.
« La différence des identités de sexe est instituée comme division et connue dans toute l’histoire comme domination… Les femmes n’ont pas une identité, mais elles sont identifiées à la différence sexuelle comme telle, ce qui aboutit aussi bien à nier toutes les différences singulières entre elles au profit d’une différence essentielle avec les hommes, qu’à leur interdire de partager, quand elles le voudraient, l’identité des hommes ».

PS/même si, le témoignage parle des hermas dans une perspective pathologiste, il reste qu'il est très intéressant, car il est l'un des rares documents parlant de l'hermaphrodisme en Algérie.
fATY